The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783

Il a déjà été question ici d’Alfred Taylor Mahan. Mahan est sans doute le plus connu des théoriciens de la guerre navale. Aujourd’hui vieux de plus d’un siècle, ses travaux restent pourtant riches d’enseignement.

En effet Mahan cherche à montrer à ses concitoyens l’importance de la puissance et les règles qui en encadrent l’exercice. Son ouvrage majeur, The « Influence of sea power upon history 1660-1783 », s’intéresse à la stratégie et ne touché que marginalement la tactique même s’il porte une attention particulière aux récits et à l’analyse des batailles.

Pour Mahan, l’objet fondamental de la stratégie navale est la maîtrise de la mer c’est-à-dire la capacité à faire usage de la mer et dénier son utilisation à son adversaire. Celle-ci peut être totale, c’est-à-dire s’exercer sur la totalité de l’espace considéré, ou locale, c’est-à-dire s’exercer sur une partie de l’espace de manière temporaire. Car quel que soit la finalité de la guerre, si celle-ci doit dépendre de la mer alors la seule manière de s’assurer du succès de l’entreprise est de la contrôler.

Mais comment s’assurer la maîtrise de la mer. C’est là qu’intervient la thèse centrale de Mahan et aussi la plus controversée. Pour l’américain, la maîtrise de la mer ne peut être obtenue que par la destruction de la force navale ennemie. Tant que celle-ci  ne sera pas détruite, tous les gains obtenus qui dépendent de la puissance maritime sont susceptibles d’être remis en cause. Pour lui, les opérations dans les caraïbes au cours du XVIIIème siècle en sont la plus claire démonstration. Il n’a de cesse au cours des 500 pages de son ouvrage de critiquer les stratèges, surtout français, qui considère les opérations navales sont soumises au déroulement des opérations terrestre et plus largement aux objectifs de la campagne. Si la flotte est nécessaire à leur succès, alors le meilleur moyen de réussir est de détruire tout affaire cessante les forces susceptibles d’empêcher la réussite de l’opération. C’est cette insistance sur la destruction de la force ennemie qui peut faire dire que Mahan est influencé par Jomini qui est d’ailleurs cité directement.

Mais pourquoi obtenir la maîtrise de la mer ? Quelles sont les caractéristiques qui rendent la puissance maritime si désirable ?

Bien entendu, nombre de campagnes militaires ont dépendu pour leur succès du ravitaillement venu de la mer. L’océan est bien souvent l’artère vitale par lequel passe les flux logistiques. Mais s’en tenir là, c’est toujours subordonner la puissance maritime au besoin de la puissance terrestre. A partir de l’étude historique des conflits de 1660 à 1783, Mahan entend aller bien au-delà. Selon lui, les effets dévastateurs de la puissance maritime sont souvent moins spectaculaires que les opérations terrestres. Ses effets sont plus insidieux et dans la durée. Grâce à la guerre de succession d’Espagne, Mahan montre comment la maîtrise complète de la mer a permis aux anglais de s’enrichir considérablement. Pour lui, la destruction du commerce français a causé l’asphyxie économique de la France, la condamnant à un effort épuisant pour tenir seul face à une coalition entretenu par la richesse du commerce maritime anglais. C’est par la mer que circulent les richesses du monde. C’est une thèse qu’il convient de méditer alors que 70% du commerce de la France dépend des océans. Nous vivons dans un monde guère éloigné de Mahan.

Mais cette insistance sur le rôle fondamental du commerce maritime n’aboutit pas à une remise en cause du principe central qu’est la destruction de la force adverse. Celui-ci reste premier et est la condition nécessaire au succès de toutes entreprises ultérieures. Là encore, l’exemple de la guerre de succession d’Espagne est très parlant. Alors que les corsaires français ravageaient le commerce anglais, jamais celui-ci ne fut plus prospère. Malgré la guerre et même grâce à elle, l’Angleterre s’enrichissait. C’est la preuve pour Mahan que la guerre de course, avec des corsaires au XVIIIème ou avec des sous-marins au XXème, n’est qu’une illusion.

On le voit, les thèses de Mahan nous interpelle encore aujourd’hui. Le développement de la puissance maritime chinoise ne suit il pas exactement la logique de Mahan ? Celle-ci suit le développement économique de la Chine, à mesure que ses ports s’ouvrent sur l’extérieur, que ses cargos partent toujours plus loin, les navires de l’APL derrière eux.

Les facteurs de la puissance maritime

Avec « The influence of sea power upon history », Alfred Taylor Mahan se fait l’avocat de la puissance maritime dans un pays, les Etats-Unis d’Amérique,  qui à la fin du XIXème siècle n’a encore que des ambitions navales limitées.  Son objectif est de montrer l’importance souvent discrète et lente à se faire sentir du facteur maritime à travers l’histoire. Et pour ce faire il va choisir d’étudier une période maritime par excellence marquée par le développement du commerce intercontinental, le XVIIème et le XVIIIème  siècle. L’œuvre de Mahan se présente donc comme une étude historique commençant avec l’arrivée de Louis XIV aux affaires et le premier conflit anglo-hollandais et s’achevant à la fin de la guerre d’indépendance américaine (1660-1783). A travers cette période la rivalité entre la France et les puissances maritimes, d’abord les Provinces-unis  puis l’Angleterre, est un facteur presque constant (avec une accalmie sous la régence de Louis XV) dans le paysage politique européen et en fait, mondial.

Mais qu’est-ce que la puissance maritime ? C’est d’abord à la définition de ce facteur, selon lui trop souvent négligé en raison de la discrétion de ses effets, que s’attaque Mahan dans son chapitre I. La mer se présente comme un vaste espace strié de routes déterminées par des facteurs physiques, historiques et économiques.  La mer c’est donc une voie pour le transport, le transport de marchandises mais aussi de soldats car cet espace homogène se prête plus facilement au mouvement que la terre avec ses routes difficiles et ses multiples obstacles naturels et humains.  C’est  par la mer que le commerce, et notamment le très fructueux commerce transatlantique, se fait. Mais à mesure que les marchands d’une nation s’élance de plus en plus loin et de plus en plus nombreux sur les océans et que l’importance économique croit, il devient nécessaire de protéger ce commerce. Sans la Royal Navy présente pour protéger les immenses richesses générées par le commerce anglais, comme l’Empire eut-il été possible ? Pour protéger le commerce maritime contre les rivaux et les prédateurs il faut donc une marine de guerre. Les deux sont irréductiblement liés dans la pensée de Mahan et tous deux sont affectés par les différents facteurs  de puissances maritimes.

Le premier d’entre eux pour Mahan est naturellement la position géographique. Que la France ait à la fois une façade atlantique et méditerranéenne  a un impact majeur sur sa politique, il est inutile d’insister sur ce point. A-t-on des frontières terrestres ? L’accès à la mer est-il facile ? Autre exemple, l’Angleterre situé à travers les routes menant aux ports hollandais et allemands.  Plaçant ainsi ces deux pays dans une position stratégique difficile pour défendre leur commerce maritime.

Le deuxième est la configuration physique. La côte est la frontière d’un pays. Plus celle-ci sera facile à franchir, plus les interactions entre le peuple et le monde extérieur sera facile  et l’activité économique dirigée vers la mer. La situation et les caractéristiques  des ports est tout à fait vital. Ainsi au XVIIIème la France n’a eu que deux véritables ports militaires : Brest et Toulon. Et Brest était affecté d’un handicape considérable à l’époque de la marine à voile : il était impossible d’entrer et de sortir de la rade en même temps à cause des vents.  De même la présence de grands axes fluviaux aura une grande importance, elle  sera source de richesses  en temps de paix et de faiblesses en temps de guerre. La richesse interne du pays, qui portera plus ou moins les habitants vers les ressources de la mer, joue aussi un rôle. Ainsi les habitants de pays pauvres en ressources comme les Pays-Bas seront plus dépendant de la mer que d’autres.

Troisième facteur et le moins important, la superficie du territoire joue un rôle aussi. Mais ce qui compte le plus c’est d’abord la longueur des côtes.  Si elles trop longues par rapport aux ressources disponibles, la défense d’un territoire deviendra très difficiles.

Quatrième facteur, la population. Ici ce n’est pas seulement l’importance de la population elle-même mais aussi la présence ou non de certaines catégories.  Au XVIIIème les marins étaient rares et la France a toujours souffert de manque chronique en ce domaine. Quand  bien même elle l’aurait voulu, la France était bien incapable d’aligner à terme autant de navire que la Royal Navy faute de marins. Même avec les machines ce problème n’a pas disparu.  Pour les forces modernes, la recherche de personnel qualifié (informatique, ingénierie, etc) est toujours un enjeu majeur. La marine australienne rencontre de grandes difficultés à rassembler des équipages pour ses sous-marins par exemple. Si une guerre devait  durer, le facteur démographique aura un rôle de plus en plus lourd à jouer.

Si les quatre  premiers facteurs faisaient référence à des caractéristiques totalement objectives, les deux dernières sont plus complexes. Ici Mahan fait une réflexion plus politique, il s’intéresse aux « climats » comme le disait Montesquieu auquel il fait une référence directe. C’est-à-dire qu’il cherche à déterminer les caractéristiques politiques et sociales favorables à la puissance maritime.

Le cinquième facteur est donc le caractère national. Ainsi Mahan pense trouver dans la tendance des français du XIXeme à épargner et leur aversion supposé au risques une partie de de l’explication de la faiblesse navale de la France. L’Etat n’a jamais réussie à susciter l’intérêt de la population  pour les grandes aventures maritimes de l’époque et sans une classe  dépendante du commerce maritime, il était difficile de justifier l’investissement dans une marine. En Angleterre ou en Hollande au contraire, selon Mahan,  la tendance naturelle serait d’être boutiquier et commerçant, de prendre de risque, de respecter la richesse et donc les activités qui mène à cette richesse.  Aujourd’hui on regrouperait tout cela sous le vocable de « culture ».

Le sixième facteur est le caractère du gouvernement. Le gouvernement exerce une influence sur la puissance maritime. Ainsi la monarchie absolue fit merveille sous Louis XIV pour construire une puissante marine et c’est aussi la politique de la monarchie qui, sous Louis XIV, mena la marine à sa perte. Le gouvernement peut prendre des mesures pour stimuler l’activité maritime comme les Navigation Acts de Cromwell. A l’inverse, il peut aussi l’entraver. Mais en tout cas, il ne peut exister à long terme de puissance maritime sans l’existence d’un commerce maritime important qui rend véritablement dépendant le pays ou du moins une classe au sein de ce pays. Et c’est pour cela que le commerce maritime, les armateurs, les pêcheurs, les grands commerçants, les marins  sont le fondement de la puissance maritime. On peut voir ces derniers temps dans les demandes d’armateurs français pour que les pouvoirs publics interviennent dans l’océan indien  l’illustration de ce phénomène.